Prisonnier du rêve écarlate

Membre de l’Académie française, Andreï Makine est un immense romancier, dont chaque ouvrage est toujours attendu avec beaucoup d’intérêt. Avec ce nouveau livre au titre magnifique « Prisonnier du rêve écarlate », il nous emmène à la rencontre d’un personnage hors du commun, le Français Lucien Baert, dont on suit les drames et péripéties à travers l’histoire et les mouvements politiques pratiquement durant un demi-siècle. C’est lors du prologue du livre que l’on approche notre personnage central, alors qu’un cinéaste franco-polonais qui prépare un film sur les communistes de l’Ouest venus vivre ‘le rêve écarlate’ en URSS débarque dans une région proche du pôle arctique. Mais l’équipe ayant subitement quitté les lieux, le narrateur se retrouve seul, en présence d’une vieille femme qui va lui raconter l’histoire de Matveï Bélov, consignée dans des carnets ; il s’agit en fait justement de l’homme qu’ils recherchaient.

De chapitre en chapitre, le temps s’écoule à partir de 1939 où Lucien Baert (qui deviendra Matvéi Bélov), communiste idéaliste de la première époque, participe à un voyage lui prouvant qu’en Union Soviétique, on vit dans la promesse d’un paradis sur terre. Illusion bientôt rapidement effacée par l’Histoire, puisqu’il aura le malheur de découvrir rapidement l’envers du décor : l’extrême dureté du régime, la prison, la guerre, puis les camps de travail où il subira tortures et privations. Toutefois, alors que le souvenir de la France est perdu dans les tréfonds de sa mémoire, il parviendra une fois libéré du Goulag – où il sera resté plus de 15ans ! – à se reconstituer une vie affective ‘normale’ auprès de Daria, une femme du cru ayant subi aussi les affres de la guerre et de la violence. Mais c’est aussi grâce à elle que son destin le ramènera en France, où il deviendra l’un des premiers hommes à témoigner ouvertement de la cruauté du communisme et de ses nombreuses victimes…Alors que parallèlement en France se font sentir les premiers soubresauts de la révolution estudiantine anticapitaliste et surtout procommuniste, les témoignages et expériences de Baert seront publiés, même si édulcorés ou volontairement simplifiés pour être plus accessibles ou même tape-à-l’œil.

Ce retour à ‘la civilisation’ occidentale ne sera pas de tout repos pour Lucien Baert, qui va découvrir comme un revenant hors du temps tous les travers et les excès en tout genre de cette jeunesse contestataire qui l’a accueilli. Malgré une reconnaissance indéniable parmi la communauté occidentale sur ses témoignages et accusations, et malgré tous les voyages effectués en France et à l’étranger pour transmettre les épreuves subies en URSS, Lucien Baert va bientôt perdre pied face à une communauté où l’urgence de chaque instant monopolise les esprits au détriment d’analyses de long terme. Il sera pris dans la tourmente de l’événement immédiat un peu à la manière dont fonctionnent de nos jours les chaînes d’info en continu, le sensationnel primant sur la réflexion et la profondeur de la pensée…

Cette partie du roman m’a paru peut-être un peu trop développée et trop longue, compte tenu de l’instabilité sociale de Lucien Baert, liée aux multiples traumatismes psychologiques et physiques endurés. Compte tenu du décalage croissant ressenti avec son entourage, pourquoi n’a-t-il pas été capable d’envisager un retour plus rapide dans la région où il a rencontré Daria, la seule personne capable de lui avoir procuré du bonheur ? C’est en fait le seul petit reproche que j’ai à faire à ce superbe roman magnifiquement écrit et merveilleusement documenté.

De la froidure de la taïga du pôle arctique aux appartements parisiens, Andréï Makine nous brosse en détails le portrait de deux systèmes politiques diamétralement opposés qui ont dominé le monde depuis plus de 50 ans, même si on comprend qu’aucun d’entre eux n’obtient son approbation. Un roman foisonnant et passionnant assorti d’une très belle écriture où pointe une poésie sauvage qui rend sa lecture encore plus belle.